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«Période souvent critique, l’âge moyen souffre pourtant d’un manque de considération. Les tabous sur le burn out ou les échecs relationnels ont la vie dure.»

Édition n° 114
Sep.. 2016
Parcours de vie

Entretien avec Pasqualina Perrig-Chiello. La professeure en psychologie du développement conduit des travaux de recherche, à l’Université de Berne, notamment sur la situation des personnes dans la seconde moitié de la vie et sur les relations entre les générations. Dans l’entretien avec «spectra», Pasqualina Perrig-Chiello revient sur la construction de la personnalité et du mode de vie, sur le rôle des ruptures et des crises biographiques et leur influence sur la santé.

spectra: Longtemps, la prévention a investi avant tout dans la jeune génération, partant du principe que la compétence en matière de santé doit être acquise dans l’enfance et l’adolescence. Qu’en est-il aujourd’hui? 

Pasqualina Perrig-Chiello: La personnalité et le style de vie se construisent au cours des 20 à 30 premières années de la vie et sont ensuite solidement ancrés. C’est pourquoi la prévention s’est concentrée longtemps sur les premières étapes de la vie. Ce qui est d’ailleurs tout à fait pertinent, car un bon départ dans la vie est toujours très important. En revanche, nous manquions passablement de connaissances sur l’évolution de la vie pour reconnaître l’importance de la prévention et de la promotion de la santé pour les étapes ultérieures de la vie aussi. Les premières études longitudinales sur le vieillissement n’ont démarré que dans les années 1960–1970. Aujourd’hui encore, ce sont elles qui nous servent de base. Elles ont montré que le comportement humain peut être modifié jusqu’à un âge avancé, même si les choses sont moins faciles que dans les jeunes années, en raison justement de la ténacité des modes de vie. 

Notre interlocutrice

Pasqualina Perrig-Chiello, née en 1952, est professeure à l’Institut de psychologie de l’Université de Berne et responsable de différents projets de recherche sur les différents âges de la vie. Les priorités de son activité d’enseignement et de recherche sont la psychologie du développement tout au long de la vie, les relations intergénérationnelles ainsi que le bien-être et la santé. Elle vit à Bâle, est mariée et mère de deux fils adultes. 

Pourquoi les modes de vie sont-ils si tenaces?

L’habitude est une seconde nature chez l’homme. Les habitudes et les rythmes individuels nous rassurent et nous simplifient la vie. À partir de 30 ans, les modes de vie se consolident et ne changeront plus guère par la suite. Ainsi, celui qui a une structure de la personnalité ouverte et communicative l’aura vraisemblablement encore à 80 ans. 

Comment se développe le mode de vie d’une personne?

Différents facteurs entrent en jeu. Comme dans de nombreux autres domaines, la formation joue un rôle déterminant dans la construction d’un mode de vie sain, en plus de la personnalité. Les autres facteurs importants sont le style d’éducation des parents, ainsi que les groupes de référence (partenaire, amis). 

L’apprentissage d’un mode de vie sain est-il comparable à l’apprentissage d’une langue, qui est peut-être plus facile pour un enfant que pour un adulte?

Oui, d’une certaine manière. Avec l’âge, on a davantage de peine à apprendre quelque chose de nouveau. Les connexions neuronales se régénèrent la vie durant, mais les synapses réagissent plus rapidement chez une personne jeune que chez une personne âgée. Dans les six premières années, le cerveau est extrêmement malléable et réceptif, au positif comme au négatif. 

Quelle est la différence entre personnalité et identité?

La personnalité est la manière dont une personne se comporte habituellement. Cet habitus repose largement sur des prédispositions biologiques et n’est pas si facilement modifiable. En revanche, l’identité change plus souvent au cours de la vie. Il s’agit d’une sorte d’image de soi, influencée notamment par la position sociale et professionnelle. Ainsi le jeune pourra-t-il s’identifier à des déclarations telles que «Le monde m’appartient» ou «Je peux tout faire». Vers le milieu de la vie, ces idées de toute puissance se relativisent. La personnalité est donc le noyau interne et solide d’un individu et l’identité est une sorte d’enveloppe évolutive.

Existe-t-il des liens entre certaines structures de la personnalité et des problèmes de santé?

Oui, il existe un lien fort entre «consciensiosité» et longévité. La consciensiosité est l’un des cinq grands facteurs de personnalité en psychologie, avec l’ouverture, l’extraversion, l’agréabilité et le névrosisme. De nombreuses études longitudinales ont montré que la consciensiosité est l’une des meilleures conditions pour une longue vie en santé. 

Les fayots vivent donc plus longtemps?

Oui, en caricaturant, on pourrait dire les choses ainsi. Les personnes consciencieuses se brossent régulièrement les dents et boivent leurs deux litres d’eau par jour. Mais la consciensiosité, ce n’est pas seulement exécuter des ordres et obéir docilement. Une personne consciencieuse est très consciente de ses valeurs, développe ses propres standards et s’occupe d’elle-même et des autres. Une attitude qui a beaucoup à voir avec l’éducation et le foyer parental. 

Comment encourager la consciensiosité?

En encourageant la responsabilité individuelle. Nous savons que la responsabilité individuelle est l’élément fondamental d’une bonne condition psychique et physique jusqu’à un âge avancé. Les gens consciencieux se sentent engagés par certaines valeurs et tentent aussi de les respecter autant que possible. Celui qui assume sa responsabilité individuelle s’occupe de lui-même et de sa santé et ne délègue pas cette tâche à autrui ou ne rejette pas la responsabilité de ses problèmes sur des circonstances externes. Mais dans toute vie, il y a des circonstances dans lesquelles il est très difficile de conserver cette attitude responsable. Par exemple des transitions biographiques difficiles comme un divorce, un licenciement ou un accident. Dans de telles situations, la responsabilité individuelle est essentielle pour ne pas couler. Il faut agir, rechercher de l’aide et organiser la suite de sa vie. 

Comment l’Etat peut-il contribuer à encourager la consciensiosité?

En créant des conditions qui permettent aux individus d’assumer cette responsabilité individuelle. Car, comme tous les facteurs de personnalité, celle-ci ne peut se développer qu’en interaction et dans un environnement adéquat. En ce sens, l’Etat peut apporter son soutien actif dans toutes les étapes de la vie familiale. Par exemple, il peut veiller à ce que les parents aient suffisamment de temps, après la naissance de leur enfant, pour s’occuper du nouveau-né et s’approprier aussi sereinement que possible leur nouveau rôle. Qu’il s’agisse de congé maternité, paternité ou parental, chaque couple doit pouvoir décider lui-même.

Que peut faire le monde du travail?

Il faut soutenir les familles durant toute la vie et de tous les côtés. Il ne s’agit pas uniquement de permettre aux jeunes pères et mères de concilier vie professionnelle et vie de famille. Il s’agit également de permettre aux gens d’âge moyen d’aider leurs parents sans devoir pour autant régresser professionnellement. Il faut se saisir sérieusement de ce sujet. La politique de santé et la politique familiale sont indissociables. Dans l’enfance comme dans la vieillesse, les personnes sont généralement vulnérables parce qu’elles dépendent fortement de l’environnement, c'est-à-dire que l’environnement doit bien fonctionner. C’est connu. À côté de cela, les transitions biographiques recèlent aussi un risque élevé de vulnérabilité. Mais jusqu’ici, l’âge moyen qui est justement marqué par de nombreuses transitions n’a pas fait l’objet d’une grande attention.

En quoi consiste l’importance de l’âge moyen pour la santé publique?

Par exemple, nous savons que c’est à 49 ans que les hommes divorcent le plus souvent en Suisse, et à 46 ans pour les femmes. Or, ce sont les 40-60 ans qui sont le plus touchés par le burn out. Ce n’est pas un hasard. Il y a un lien entre ces divorces et les burn outs; les personnes divorcées et séparées souffrent nettement plus souvent de burn outs que les autres. L’âge moyen est une période critique à maints égards, mais qui bénéficie de peu d’attention en raison des tabous qui planent encore sur ce type de problèmes. Qui aime parler d’épuisement professionnel, d’une relation ratée ou d’un ras-le-bol général? Les 40-60 ans sont nombreux à se plaindre d’une lassitude dans leur rôle au travail et dans leur relation, ou de faire partie de la génération sandwich. Souvent, ils sont à la fois responsables de leurs parents qui ont besoin d’aide et de soins et de leurs enfants qui, aujourd’hui, restent très longtemps à la maison. Rien d’étonnant, donc, à ce que la plupart des burn outs frappent cette classe d’âge. Cette classe d’âge se caractérise aussi par le grand nombre de responsabilités qu’elle assume et les exigences extrêmement élevées qu’elle s’impose, ainsi qu’aux autres. Mais c’est ici une consciensiosité mal comprise, car la consciensiosité implique aussi la prise en charge de soi-même.

Pourquoi cette étape de la vie a-t-elle été jusqu’ici si peu considérée?

Autrefois, l’âge moyen n’existait tout simplement pas en tant que tel; il y avait seulement la jeunesse et la vieillesse. C’est la forte augmentation de l’espérance de vie, ces dernières décennies, qui a marqué l’extension de cette étape de la vie entre les deux extrêmes. L’âge moyen est désormais une phase de la vie plus indépendante et plus déterminante, durant laquelle se produisent de nombreux changements de rôles et transitions, très importants en termes de santé publique. 

Jean Piaget, l’un des ténors en matière de psychologie développementale au XXe siècle en Suisse a dit: «Ce qu’on enseigne à l’enfant, on l’empêche de le découvrir par lui-même. Or c’est seulement en découvrant par lui-même qu’il améliore sa capacité à comprendre et à résoudre des problème.» Cette théorie constructiviste peut-elle s’appliquer au développement sanitaire de l’individu?

D’une certaine manière, oui. Cette pensée recèle en effet un élément central: lorsque les enfants testent eux-mêmes quelque chose et expérimentent les conséquences de leur acte, ils font aussi l’expérience de leur propre pouvoir, essentiel à la construction de leur responsabilité personnelle et de la consciensiosité. Les enfants et les adolescents veulent sentir les conséquences de leurs actes, ils les provoquent littéralement. Un petit enfant, par exemple, démolit avec plaisir et application la tour en briques de bois pour voir culbuter les éléments, et les adolescents veulent sonder les limites. Aujourd’hui, la tendance est malheureusement à préserver les enfants de nombreuses expériences en éliminant tous les obstacles de leur chemin ou en les laissant tout faire. Aucune de ces deux options n’est la bonne, mais il serait exagéré de prétendre que seules les expériences pourraient nous apprendre à mener une vie saine. 

Que pensez-vous de ce que nous dit Piaget sur les jeunes et la consommation de substance: par exemple, une bonne «gueule de bois» peut-elle prévenir de futurs excès de boisson?

Nous n’avons pas tous besoin de mauvaises expériences personnelles pour devenir plus malins. En l’occurrence, une relation de confiance entre les parents et les jeunes serait plus importante et plus efficace. Un jeune qui a une bonne relation avec ses parents réfléchit avant d’agir, et se demande si ses actes pourraient blesser ses parents et leurs valeurs. Bien sûr, les parents doivent aussi exercer un certain contrôle, comme savoir où se trouve leur enfant et ce qu’il fait. Et le jeune doit savoir que ses parents gardent un œil sur lui tout en lui faisant confiance. L’effet de ce contrôle sur le développement d’un mode de vie sain et sur la consommation de substances par les jeunes est sous-estimé. Il est étonnant aussi de voir que de nombreux parents n’ont aucune idée d’où se trouve leur enfant pendant ses loisirs. 

Où est la limite entre contrôle sain et contrôle contreproductif?

C’est la corde raide entre confiance et contrôle. Bien sûr, il faut accorder une responsabilité individuelle aux jeunes. Mais sentir que les parents veillent sur eux doit être pour eux le signal que ce qu’ils font n’indiffèrent pas leurs parents. Si la relation est bonne, l’enfant interprètera correctement le comportement de ses parents, comme de l’intérêt et non comme une tracasserie.

Comment les nouvelles relations familiales et intergénérationnelles influencent-elles les étapes de la vie?

Contrairement à une idée fréquemment répandue, les relations intergénérationnelles familiales se sont plutôt améliorées ces dernières décennies. Autrefois, on voulait quitter la maison le plus tôt possible pour échapper à l’autorité des parents. Aujourd’hui, les enfants vivent plus longtemps chez leurs parents et pas uniquement pour des raisons financières mais tout simplement parce qu’ils se sentent bien. Les étapes ultérieures de la vie sont aussi souvent marquées par une bonne relation entre les générations (p. ex. garde des petits enfants).

Qu’en est-il du nouveau monde du travail: quelle est son influence sur le cours de la vie?

Ici, je pense d’abord aux femmes qui veulent poursuivre une activité professionnelle mais qui, à vrai dire, n’échappent pas aux tâches familiales. Il y a d’abord les enfants, puis les parents et les petits-enfants dont elles doivent s’occuper. Et souvent elles assument tout en même temps. Bien sûr, toujours plus d’hommes doivent ou veulent assumer certaines tâches, que ce soit pour leurs enfants ou pour leurs parents, surtout depuis que les familles sont toujours plus restreintes et qu’il n’y a souvent qu’un ou deux enfants pour s’occuper des parents. C’est pourquoi les hommes sont eux aussi toujours plus tributaires d’horaires de travail souples. 

À propos d’hommes: parlez-nous de leur santé?

La santé des hommes est un vaste sujet. Le taux de suicide est plus élevé chez les hommes que chez les femmes. D’une manière générale, les hommes ont beaucoup plus de peine que les femmes à gérer des événements de vie critiques comme le veuvage ou le divorce. Alors que les femmes recherchent de l’aide dans des situations difficiles, les hommes ont majoritairement le sentiment qu’ils devraient résoudre le problème tout seuls. Aujourd’hui, les hommes peinent aussi à trouver leur place. D’une part, il y a le dogme de l’égalité des sexes, c'est-à-dire que les hommes doivent par exemple assumer du travail à la maison. D’autre part, on a assisté ces dernières années au retour d’une répartition traditionnelle des rôles entre femmes et hommes et à un renforcement du machisme. Et la confusion commence tôt dans la vie. Par exemple, le nombre de garçons qui ont un comportement perturbé est beaucoup plus important que chez les filles. Mais il faut voir aussi que la plupart des garçons sont socialisés, jusqu’à l’adolescence, presque exclusivement par des femmes, c'est-à-dire par leurs mères, leurs éducatrices et leurs enseignantes. Un homme jugerait peut-être beaucoup moins sévèrement ce comportement de perturbateur et n’en ferait pas une pathologie. C’est pourquoi il est essentiel que des femmes et des hommes s’occupent dès le début de nos enfants.  

L’étape de la vie après la retraite est aujourd’hui nettement plus longue qu’il y a quelques décennies. Quand et où la prévention doit-elle commencer pour conserver la qualité de vie après 65 ans, ainsi qu’après 80 ans?

C’est au plus tard à l’âge moyen qu’il faut adopter un mode de vie tourné vers la stimulation, aux niveaux cognitif, émotionnel, social et physique. C’est-à-dire que nous devons occuper notre cerveau toute la vie, nouer et entretenir des relations sociales et intimes et rester physiquement actifs. Le mot d’ordre est: mieux vaut tôt que tard, mais aussi, mieux vaut tard que jamais.

Où les moyens limités de la prévention sont-ils investis avec le plus d’efficacité?

L’enfance est et reste l’étape de la vie déterminante pour la santé ultérieure et devrait être aussi au cœur de la prévention. Nous ne devons toutefois pas nous restreindre uniquement aux enfants, mais considérer la famille dans son ensemble, ce qui est logique d’ailleurs, puisque les enfants dépendent de leurs parents. Les années médianes sont importantes pour le grand âge car c’est à ce moment que les jalons sont posés pour bien vieillir. C’est pourquoi nous devons investir dans les deux premières années de la vie, et ainsi dans les familles jeunes, dans de bonnes crèches, etc. Et nous devons investir dans la santé de la génération sandwich.

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