
« Nous ne voulons posséder aucune donnée de santé »
Mars. 2025DigiSanté
Actuellement, la recherche ne dispose que d’un accès limité aux données de santé. Katharina Gasser, CEO de Roche Suisse, explique dans cet entretien l’utilité de ces données pour faire avancer la recherche. Elle évoque également les attentes de l’industrie pharmaceutique par rapport au programme DigiSanté.
Madame Gasser, que sont les données de santé ?
Les données de santé constituent une grande quantité d’informations, dont seule une très faible partie est aujourd’hui accessible et utilisable par les acteurs du système de santé. Lors du développement de médicaments, Roche saisit également des données de santé, par exemple dans les études cliniques : nous évaluons des données issues d’études et en tirons des enseignements sur la sécurité et l’efficacité des nouveaux médicaments. Il ne s’agit toutefois pas de données du « monde réel », à savoir des données relatives au traitement quotidien des personnes. Celles-ci nous fourniraient des enseignements très utiles sur l’efficacité d’un médicament, également après son autorisation, lorsqu’il est utilisé dans la routine clinique. Cependant, dès que le médicament est employé à grande échelle, les données ne sont plus saisies de manière structurée et s’apparentent alors à une archive de documents PDF : une mine d’informations que personne ne peut exploiter. Malheureusement, nous n’en sommes encore qu’aux balbutiements en Suisse.
À quoi ressemblent les données de santé utilisées par l’industrie et la recherche ?
Les données sont anonymisées et agrégées, c’est-à-dire qu’elles ne permettent pas de tirer de conclusions sur des patients individuels. Elles sont regroupées en un ensemble de données qui présente une valeur pour la recherche, mais qui serait inutilisable pour identifier les personnes. Il est essentiel de le rappeler : les données de Monsieur ou Madame Untel ne nous intéressent pas. J’ai déjà parlé à des personnes qui partent du principe que nous voulons précisément utiliser ces données personnelles, un processus qu’elles connaissent peut-être avec d’autres entreprises. Mais cela n’est pas le cas. Ce qui nous intéresse, c’est d’utiliser les données agrégées comme outil pour identifier des schémas qui nous permettent de tirer d’autres enseignements. Les entreprises pharmaceutiques ont prouvé qu’elles peuvent traiter les données de manière responsable : dans les études cliniques que nous menons depuis des décennies, les données sont très sécurisées. Si les entreprises ne faisaient pas preuve d’une extrême précaution avec de telles données, nous ne pourrions mener aucune étude de ce type en tant qu’industrie car nous ne trouverions aucun participant.
Concrètement, que fait Roche pour dissiper cette méfiance ?
Nous nous efforçons de faire preuve de transparence et de clarté. Par exemple, en Suisse, nous avons lancé l’an dernier une campagne de sensibilisation sous le titre « Partager pour guérir ». En présentant des exemples concrets de patients, mais également en montrant l’utilité des données de santé, nous espérons renforcer la confiance des personnes en Suisse. Nous souhaitons ainsi promouvoir l’idée de solidarité : « Les recherches que je rends possibles en acceptant aujourd’hui de partager mes données profiteront peut-être plus tard à mes proches ». Les gens en ont de plus en plus conscience.
Vous avez évoqué les données du « monde réel ». Qu’entend-on par là ?
Les données du « monde réel » sont toutes les données tirées de l’anamnèse d’un patient. Imaginons un patient qui reçoit un diagnostic et ensuite le traitement adéquat. Entre-temps, il traverse plusieurs étapes, au sujet desquelles nous ne disposons actuellement que de peu d’informations. Nous pouvons peut-être consulter certaines procédures d’imagerie médicale, des résultats de laboratoire ou des données sur le traitement appliqué. Toutefois, nous ignorons l’état du patient avant et après le traitement. Or c’est précisément de ces informations dont nous aurions besoin pour l’améliorer. Dans d’autres pays, Roche dispose de telles données. En d’autres termes, nous avons certes des pools de données, mais pas pour les patients suisses. Nous passons ici à côté d’une belle opportunité, ce que je regrette beaucoup.
Existe-t-il des exemples qui illustrent comment les données de santé sont déjà utilisées aujourd’hui à des fins de recherche ?
Oui : le Swiss Personalized Health Network (SPHN) connaît un bon départ. À l’origine, les hôpitaux universitaires se sont regroupés afin de saisir des données et de les traiter. Puis d’autres hôpitaux les ont rejoints. On trouve également dans l’industrie des projets pilotes qui mettent les données à disposition. Ces initiatives sont très réjouissantes, mais il s’agit d’une goutte d’eau dans l’océan.
Roche a-t-elle lancé des projets similaires ?
Oui, nous avons actuellement deux projets en cours. D’une part, nous avons lancé le projet Value-based healthcare en collaboration avec l’Hôpital universitaire de Bâle. Dans ce cadre, nous examinons la valeur d’une intervention thérapeutique chez les patients atteints d’un cancer du poumon en nous basant sur leur parcours. D’autre part, nous menons un projet avec l’Université de Zurich, le Precision Oncology Program, où nous saisissons les informations génomiques des patients atteints de cancer et les comparons avec une quantité importante de données récoltées par Roche. Nous pouvons ainsi observer une grande quantité de données de patients à l’aide de leurs profils génétiques et opter pour le meilleur traitement pour les personnes qui ont les mêmes mutations génétiques. Le projet montre clairement que les données d’un patient peuvent aider d’autres patients, par exemple dans ce cas précis à définir le traitement optimal. Je pense que ces deux projets vont dans la bonne direction car ils prouvent que c’est possible. Mais on est encore loin d’une utilisation des données du « monde réel » à grande échelle. Je souhaite que nous puissions intégrer de tels projets dans le système de santé suisse d’ici cinq à dix ans.
L’industrie est-elle prête à mettre ses propres données à disposition dans un espace dédié aux données de santé ?
Oui, mais nous devons différencier le type de données et le stade auquel nous nous trouvons. Lors du développement des médicaments, nous sommes contraints à la protection de la propriété intellectuelle. Toutefois, l’exemple de l’Université de Zurich montre que nos données pourraient également présenter un intérêt pour d’autres acteurs, par exemple pour des institutions académiques. Nous sommes prêts à rendre nos données accessibles si elles permettent de poursuivre la recherche. Nous le faisons déjà aujourd’hui dans le cadre de programmes d’échange de données à des fins de recherche.
Comment l’industrie s’assure-t-elle que les patients profitent en fin de compte de l’utilisation secondaire des données de santé ?
En tant qu’industrie, nous avons tout intérêt à ce que les innovations parviennent aux patients le plus vite possible. Grâce à des données de meilleure qualité, nous espérons que nous pourrons développer plus rapidement des médicaments innovants. Cependant, les patients profitent également de manière générale d’un système de santé plus efficient, de traitements plus ciblés et d’une meilleure sécurité des patients. De plus, grâce à l’intelligence artificielle, nous pouvons également faire des prévisions, par exemple concernant les résultats que pourrait avoir un traitement sur des patients présentant certaines caractéristiques, car nous disposons de nombreuses informations d’autres patients. Ces aspects nous font progresser dans l’ensemble de l’intervention thérapeutique, pas seulement dans le développement de médicaments. Enfin, l’amélioration de la recherche permet de poser un diagnostic plus tôt, un atout non négligeable. Nous pouvons également rendre le suivi plus efficient.
Roche est une entreprise active à l’échelle mondiale. De quels pays la Suisse pourrait-elle s’inspirer ?
Nous avons par exemple beaucoup à apprendre du Danemark. Ils ont décidé de numériser leur système de santé il y a vingt ans déjà. Je suis impressionnée de voir combien cette approche est évidente là-bas : les patients ont accès à toutes leurs informations de santé sur une application. L’échange se fait en temps réel, avec une interopérabilité totale. Les fournisseurs savent exactement ce qu’ils doivent fournir. Il s’agit d’un environnement idéal, que je souhaiterais voir en Suisse. J’espère que DigiSanté agira comme un catalyseur, afin que nous atteignions les mêmes résultats en Suisse.
Quelles sont les autres attentes de Roche envers le programme DigiSanté ?
Pour nous, il est particulièrement important que la Confédération crée les conditions pour que l’espace des données de santé soit bien connecté. Elle doit définir certaines exigences, par exemple en édictant des normes. Pour l’industrie, il est également primordial de fixer des conditions-cadres pour la réutilisation. En outre, la qualité des données est extrêmement importante ! Il ne s’agit pas d’accumuler des données sans raison, mais plutôt de disposer de données structurées selon le principe FAIR : faciles à trouver, accessibles, interopérables et réutilisables.
Après ses études, la Dre Katharina Gasser a travaillé dans les domaines de la médecine interne et de la gériatrie, avant de se spécialiser en médecine pharmaceutique. Elle a ensuite occupé différents postes de direction dans plusieurs entreprises pharmaceutiques et de biotechnologie, en Suisse et dans le monde. Depuis 2022, elle estla directrice générale de Roche Pharma Suisse. Elle préside la taskforce Health Data Ecosystems d’Interpharma, l’association des entreprises pharmaceutiques suisses pratiquant la recherche.